Bernard E. Harcourt, University of Columbia
Du contrôle du crime à la contre-révolution
Dans son dernier livre, Exposed : Desire and Disobedience in the Digital Age (Harvard University Press), B. E. Harcourt explore ce qu’il qualifie de nouvelle “société de l’exposition”, à savoir un monde virtuel dans lequel nous nous dévoilons, volontairement ou non, à nos voisins, aux entreprises et à l’État, à travers les réseaux sociaux, les échanges de mails ou encore les recherches Google. Dans cette présentation, il sera question de développer cette réflexion en décryptant comment la surveillance numérique totale s’articule avec d’autres aspects de notre condition politique actuelle. Des officiers de police dotés de blindés et de drones, une surveillance gouvernementale extensive, des médias sociaux qui ne cessent de nous suivre et de nous distraire – tous ces éléments sont constitutifs d’un nouveau paradigme gouvernemental aux États-Unis (et dans certains pays d’Europe occidentale), dont les racines reposent sur des registres guerriers, à leur origine, développés pour mettre fin aux révolutions anticoloniales et, plus récemment, pour poursuivre la guerre contre la terreur. À l’heure où le contrôle du crime aux États-Unis se militarise, la théorie de la contre-insurrection – initialement une stratégie militaire, mais progressivement érigée en un moyen de contrôle des citoyens américains ordinaires – se développe à l’échelle nationale en l’absence de toute résistance. Cette contre-révolution face à des ennemis imaginaires se présente comme la nouvelle tyrannie de notre époque.
Bernard E. Harcourt est un théoricien contemporain critique et auteur de The Counterrevolution: How Our Government Went to War Against Its Own Citizens (Basic Books, 2018). Il est le Professeur de droit Isidor et Séville Sulzbacher, Professeur de science politique et Directeur fondateur du Columbia Center for Contemporary Critical Thought à l’Université de Columbia ; il est également directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris. Au carrefour des théories sociales et politiques, ces travaux récents portent sur l’utilisation de la surveillance comme mode de pouvoir gouvernemental dans un contexte marqué par le recours au Big Data et, en accordant une attention particulière au rôle du désir, à l’émergence de ce qu’il qualifie la “société de l’exposition”. Sur le sujet, il a publié récemment Exposed: Desire and Disobedience in the Digital Age (Harvard 2015), The Illusion of Free Markets: Punishment and the Myth of Natural Order (Harvard 2011), et Occupy: Three Inquiries in Disobedience, avec Michael Taussig et W.J.T. Mitchell (Chicago 2013). Parallèlement à ses activités d’enseignement et de recherche, B. E. Harcourt défend depuis 1990 pro bono des détenus condamnés à la peine capitale ou à perpétuité, sans possibilité de libération conditionnelle.
Carla Nagels, Université libre de Bruxelles (ULB), Vrije Universiteit Brussel (VUB)
Le “white collar crime” en débat: un objet aux frontières insaisissables
Cette communication, dédiée aux savoirs criminologiques autour du « white collar crime », a pour ambition de montrer en quoi cet objet permet de penser et de pratiquer la criminologie autrement. Travailler sur cet objet c’est combiner des approches théoriques qui sont en général exclusives, mais c’est aussi oser des constructions théoriques originales. En brouillant les pistes sur la définition des actes transgressifs (déviance ou délinquance ?) et en travaillant sur des réactions sociales institutionnelles essentiellement administratives, les chercheurs qui investiguent ce terrain de recherche repoussent les frontières de la pénalité et, par ricochet, de la criminologie. Cependant, malgré une diversité d’approches et de convictions éthiques qui animent les chercheurs, ce champ est en réalité relativement homogène.
Criminologue et sociologue, Carla Nagels est professeure à l’Université libre de Bruxelles et fait actuellement un séjour de recherches au Vakgroep criminologie de la Vrije Universiteit Brussel. Elle a dans un premier temps travaillé sur les jeunes délinquants et leur prise en charge particulière et a obtenu le Prix Gabriel Tarde de l’Association française de criminologie en 2005 pour sa thèse de doctorat Jeunes et violence. Une rencontre programmée par la crise de solidarité publiée la même année aux éditions Bruylant. Avec Andrea Rea, elle a publié en 2007 Jeunes à Perpète. Génération à problèmes ou problème de générations ? chez Académia-Bruylant. Depuis 2007, elle a réorienté ses recherches sur la délinquance des élites. Dans ce cadre, elle a publié en 2014 avec Pierre Lascoumes Sociologie des élites délinquantes. De la criminalité en col blanc à la corruption politique aux éditions Armand Colin. Elle a dirigé un numéro spécial Quand le crime économique contribue au développement des sciences en sociales dans la revue Criminologie en 2016. Elle codirige actuellement avec Anthony Amicelle un numéro spécial de la revue Champ pénal sur Qui gouverne les illégalismes de droits ? Nouveau regard sur les manières de faire du contrôle social.
Samuel Tanner, Université de Montréal et Aurélie Campana, Université de Laval
L’extrême-droite au Canada. Réflexions sur un phénomène social et politique en croissance
La visibilité accrue de certains mouvements d’extrême-droite au Canada a donné lieu à de nombreuses analyses à chaud. Mais qu’est-ce que l’extrême-droite et comment se décline ce courant au Canada, pays dans lequel ce phénomène, sans être récent, restait jusque-là presque invisible? Comment expliquer la multiplication de ce type de mouvements au cours des dernières années ? Quelles stratégies adoptent-ils et quels sont leurs objectifs ? Cette présentation se propose de revenir sur l’évolution des principaux mouvements d’extrême-droite au Canada, qui de plus en plus décomplexés investissent les espaces publics. Nous nous intéresserons à leurs principales caractéristiques et leurs discours, qui oscillent entre victimisation, dénonciation et intimidation, et qu’ils propagent dans les mondes physiques et virtuels. À cet égard, nous verrons comment le numérique et les plateformes de réseaux sociaux en général tendent à transformer la visibilité de l’extrême-droite, mais aussi à la « dédiaboliser » dans l’espace public et « droitiser » les débats politiques, où l’on observe la récupération toujours plus importante du discours d’exclusion qui lui est propre par des acteurs politiques pourtant traditionnellement plus modérés. Finalement, et à travers la notion de vigilantisme – tant numérique que physique – nous proposerons une réflexion théorique et épistémologique alternative sur l’extrémisme violent jusqu’ici largement séquestré par le concept de radicalisation.
Samuel Tanner est professeur agrégé à l’École de criminologie de l’Université de Montréal et co-titulaire de la Chaire CÉRI (Sciences Po, Paris)-CÉRIUM (UdeM) en relations internationales. Par ailleurs il est membre du comité exécutif du Canadian Network for Research on Terrorism, Security and Society (TSAS) et chercheur régulier au Centre International de Criminologie Comparée. Ses recherches portent sur l’extrémisme violent, et en particulier l’extrême-droite au Canada, le vigilantisme numérique, ainsi que sur l’impact des technologies sur la sécurité.
Professeure titulaire de science politique à l’Université Laval à Québec, Aurélie Campana a été entre 2007 et 2017 titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les conflits et le terrorisme. Elle est également membre du comité exécutif du Canadian Network for Research on Terrorism, Security and Society ; de l’Institut Québécois des Hautes Études Internationales (Université Laval) et du Centre International de Criminologie Comparée (Université de Montréal). Ses recherches se concentrent sur les terrorismes et les extrémismes. Elle a surtout travaillé sur le terrorisme dans les conflits internes aux États, sur la diffusion de la violence à une échelle régionale, et sur la circulation de répertoires d’actions entre mouvements violents. Elle a entamé en 2014, en collaboration avec deux collègues criminologues, Samuel Tanner (Université de Montréal) et Stéphane Leman-Langlois (Université Laval) une recherche sur les groupuscules d’extrême-droite au Canada. Les résultats de ces recherches ont été publiés dans plusieurs revues, dont Civil Wars, Studies in Conflict and Terrorism, Terrorism and Political Violence, Critical Studies on Terrorism et Mediterranean Politics. Elle a également co-dirigé un ouvrage sur l’Islam politique en Afrique du Nord et Afrique subsaharienne : Aurélie Campana and Cédric Jourde (eds.) Islamism and Social Movements in North Africa, the Sahel and Beyond, Routledge, forthcoming 2018 (ISBN: 978-1-138-30993-7).
Dominique Boullier, Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne
Confiance et réflexivité, machine learning et sciences sociales
Les sciences sociales ont permis aux sociétés de rendre intelligibles certaines évolutions lentes des structures sociales ou de dégager certains modèles de préférences des individus permettant de mieux comprendre leurs comportements. L’abondance des traces disponibles a permis au machine learning de rendre compte des mêmes phénomènes à un degré de granularité plus fin en offrant des solutions pour des réactions immédiates parfois. La place prise par les dispositifs de prédiction, notamment sur les enjeux de criminalité, oblige les sciences sociales à prendre en compte les enjeux de traçabilité au-delà de l’exhaustivité et de la représentativité qui les ont guidées jusqu’ici. Mais elle les incite aussi à adopter des approches inductives en faisant confiance à des boîtes noires, que les data scientists considèrent eux-mêmes comme non interprétables parfois. Cette mutation n’est plus seulement technique, elle est culturelle et politique, puisque les capacités de décision d’une société et d’un gouvernement en sont affectées. Explorer les possibles sans céder aux modes ou aux supposées fatalités constitue cependant une exigence intellectuelle salutaire si l’on veut maintenir (ou récupérer) un niveau de confiance suffisant dans les institutions.
Dominique Boullier est sociologue, linguiste et chercheur à l’Institut des Humanités Numériques à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne depuis 2015. Il a auparavant dirigé et créé plusieurs laboratoires en France, dont plusieurs plates-formes numériques permettant à toutes les sciences humaines et sociales de traiter en masse des données (Lutin UserLab à la Cité des Sciences, Médialab à Sciences Po). Ses travaux ont porté sur les politiques des architectures techniques, sur les technologies cognitives, sur la ville numérique et depuis 5 ans sur la façon dont les sciences sociales peuvent exploiter les avancées du Big Data. Ses objets de recherche ont toujours comporté un volet sécurité (informatique, maintien de l’ordre, sécurité routière, sécurité civile, etc.). Sur le sujet, il a publié récemment Sociologie du numérique (Armand Colin, 2016).